Sophie Hooge : décryptage des écosystèmes de l’innovation

Sophie Hooge : décryptage des écosystèmes de l’innovation

 

 

Après un parcours en école d’ingénieurs, Sophie Hooge s’est rapidement passionnée pour le management de l’innovation. Une discipline qui l’a conduite à s’immerger dans des univers allant de l’automobile à l’agriculture, en passant par l’horlogerie. Portrait d’une chercheuse qui étend désormais ses travaux aux futurs possibles du monde du travail en général.

 

« L’industrie automobile est un domaine dans lequel évoluent beaucoup de membres de ma famille, donc cela a certainement influencé mon orientation », analyse Sophie Hooge, aujourd’hui professeure en management de l'innovation au Centre de Gestion Scientifique (CGS) de Mines Paris – PSL. « C’est pourquoi, lorsque j’ai eu à choisir une école d’ingénieurs, j’en ai privilégié une qui possédait une expertise en mécanique. » Elle a ainsi opté pour Arts et Métiers (ENSAM), en raison également de ses parcours orientés vers la fabrication.

 

 

De l’ingénierie mécanique au management de l’innovation

 

Sa formation a été marquée par une entreprise au sein de laquelle elle a effectué plusieurs stages : Renault. Elle s’est alors confrontée aux métiers et aux problématiques des usines du constructeur automobile, qui lui ont donné envie de poursuivre l’exploration de ses enjeux d’ingénierie. « Je me suis dirigée vers un master de recherche en Innovation et Conception, piloté par le Laboratoire de Conception de Produits et Innovation (LCPI) d’Arts et Métiers en collaboration avec le laboratoire de Génie Industriel de Centrale Paris », précise Sophie. « Cela m’a permis de rencontrer de nombreux chercheurs spécialisés sur ces questions et donné la possibilité d’effectuer un nouveau stage à Renault, cette fois auprès de la direction des matériaux, au sein de l’équipe d’ingénierie du recyclage. » L’objectif de ce projet était d’améliorer le tri des déchets de fin de vie des véhicules, en particulier des matières plastiques. Un véritable défi à l’époque, en 2005, à une période où les organisations de l’écoconception étaient moins avancées qu’aujourd’hui.

 

Le groupe automobile français lui a ensuite proposé de continuer ses travaux, dans le cadre d’une thèse CIFRE en management de l’innovation dirigée par Armand Hatchuel et conduite au CGS de Mines Paris – PSL. Plus précisément, les travaux portaient sur la performance des activités et des stratégies d’innovation de rupture, à l’échelle de l’entreprise. Mais comment passe-t-on d’un cursus scientifique d’ingénieure à un sujet semblant davantage relever des sciences humaines et sociales ? « À vrai dire, il ne s’agissait pas du tout d’un virage radical, mais bien d’une continuité de mes précédentes expériences », rétorque Sophie. « Mon stage en ingénierie des matériaux tournait déjà autour de questions de management de l’innovation : comment mieux recycler et évaluer la performance de nouveaux procédés de recyclage ? Quelles implications ces innovations pouvaient avoir sur les équipes en interne et les fournisseurs ? En fin de compte, la thèse consistait à étendre ces questions d’ingénierie et d’optimisation à un champ d’études plus large, mais toujours centré sur les expertises techniques de l’industrie automobile. D’ailleurs, si Renault m’a recrutée en thèse, c’est tant pour mes expériences passées et ma connaissance des problématiques de l’entreprise que pour ma capacité à comprendre les technologies étudiées. »

 

 

De nouveaux outils pour optimiser la démarche d’innovation de Renault

 

En l’occurrence, le constructeur automobile se heurtait à différents écueils dans sa démarche d’innovation de rupture. Il constatait ainsi qu’il n’arrivait pas à dépenser l’enveloppe budgétaire qui y était consacrée et qu’il ne savait pas comment sélectionner les projets les plus pertinents, en vue de leur financement. Et pour cause : un véhicule peut faire l’objet d’une immense variété d’innovations, de sa composition à ses procédés de fabrication, en passant par ses méthodes de vente. « C’est un peu comme s’il fallait comparer des choux et des carottes », illustre Sophie. « Notre objectif était donc de trouver un langage commun de la performance de l’innovation sur des sujets très hétérogènes. »

 

Afin de répondre à ces enjeux, elle s’est d’abord attelée à établir un diagnostic précis de la situation et à modéliser l’écosystème de l’entreprise, incluant les rapports entre les différents départements, ainsi que les fournisseurs et le rôle qu’ils peuvent jouer dans la démarche d’innovation. « Les deux mots-clés de cette étude sont : investissement dans l’inconnu et parties prenantes de l’innovation de rupture », résume Sophie. « L’inconnu, parce qu’il est question de prendre la décision d’investir, ou non, sur un objet qui n’existe pas encore et dont la valeur ajoutée est à concevoir. Quant aux parties prenantes, elles réunissent les personnes à l’origine des innovations de rupture, mais également celles qui voient leur quotidien affecté par ces transformations et qui peuvent, dès lors, les encourager ou s’y opposer. »

 

La thèse de Sophie a conduit à la mise en place de nouveaux outils de contrôle de gestion, adaptés au pilotage budgétaire de l’innovation de rupture. Ces instruments, sur lesquels les équipes de Renault ont été formées par l’équipe de recherche, ont aidé à allouer judicieusement les ressources selon les projets et à utiliser la totalité du budget prévu. « Nous avons aussi introduit un nouveau paradigme dans la prise de décision, à travers une évaluation économique probabilisée », indique la professeure. « Au lieu d’établir des projections classiques de ce que pourrait rapporter l’innovation, nous présentions la probabilité que celle-ci s’avère rentable. Une information pouvant être déterminante, en particulier en dessous des 45 % et au-dessus des 60 % de chances d’atteindre la rentabilité. »

 

 

L’innovation dans l’aéronautique, l’horlogerie ou… l’agriculture

 

À l’issue de sa thèse, Sophie a rapproché ses travaux de ceux de Cédric Dalmasso, auteur, dans le même temps, d’une thèse au CGS auprès de l’ingénierie des procédés de fabrication de Renault. Cette démarche offrait la possibilité de croiser deux regards complémentaires sur les transformations des entreprises : le prisme du management de l’innovation, par Sophie, et l’approche centrée autour de la santé et de l’épanouissement au travail, par Cédric. Leur collaboration s’est déclinée en plusieurs projets de recherche communs, l’un d’entre eux – sur la légitimité des différents acteurs d’un projet d’innovation – ayant été récompensé par le Project Management Institute (PMI) en 2016. « Ce prix nous a conforté dans notre volonté d’associer nos visions complémentaires, donné de la visibilité, notamment à l’international, et ouvert à d’autres terrains d’études », affirme Sophie.

 

La chercheuse a ainsi exploré les problématiques autour de l’innovation dans des contextes résolument variés. Tout d’abord au cœur d’autres industries, comme l’aéronautique, avec l’encadrement d’un projet de recherche auprès d’Airbus Saint-Nazaire, consacré aux capacités d’innovation et de conception d’une usine, en complément de celles traditionnellement portées par les bureaux d’études. Sophie s’est également intéressée à la transformation des manufactures d’horlogerie suisse, en partenariat avec la société Audemars Piguet, s’interrogeant notamment sur les rapports entre l’innovation et la culture horlogère, la préservation du patrimoine et de la transmission, au sein d’une entreprise familiale et d’une industrie artisanale.

 

Mais le secteur industriel n’est pas le seul à se voir transformé par les innovations, comme en témoigne des collaborations avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). Par exemple, un projet récent portait sur une démarche d’innovation quant à la sélection d’animaux de race Créole afin de préserver leur élevage. Les chercheurs visaient alors à répondre à la question suivante : comment évaluer la valeur et la performance d’une transformation dans un écosystème reposant largement, à l’instar de l’horlogerie suisse, sur le patrimoine et la transmission, qui plus est caractérisé par la dispersion de ses acteurs ?

 

 

À quoi ressemble le futur du monde du travail ?

 

En parallèle de ses travaux de recherche, Sophie a commencé à enseigner le management de l’innovation dès son intégration au CGS. Une activité essentielle à ses yeux. « Même si je ne me voyais pas nécessairement enseignante, j’ai toujours souhaité transmettre mon savoir, ce que je faisais déjà en prépa, en donnant des cours de mathématiques à des élèves de lycée », se souvient-elle. « Et lors de ma thèse, la transmission occupait aussi une place fondamentale, puisque nous devions former les équipes de Renault. » Cette appétence pour l’enseignement l’a finalement conduite à cocréer, puis à codiriger la mention de master en management de l’innovation commun à Mines Paris – PSL et à Dauphine – PSL. Une fonction qu’elle a quittée à la fin de l’année 2024, afin de devenir cotitulaire de la chaire Futurs de l’industrie et du travail (FIT2).

 

Celle-ci a été créée en 2018 par Thierry Weil et s’interroge sur l’attractivité du travail dans le secteur industriel et, plus largement, sur le rôle de l’industrie au sein de la représentation du travail dans la société. « Avant même de m’impliquer dans la chaire, je m’intéressais aux contenus, de grande qualité, qu’elle produisait et je les utilisais régulièrement pour mes travaux de recherche », souligne Sophie. L’opportunité de la rejoindre s’étant finalement présentée, elle a donc décidé d’en prendre la codirection, un rôle qu’elle assume, depuis début 2025, avec… son collègue Cédric Dalmasso.

 

Ensemble, les deux cotitulaires de FIT2 mènent trois chantiers principaux, le premier s’intéressant à l’impact de technologies telles que l’IA générative ou la réalité virtuelle sur le monde du travail. Ils se penchent également sur le concept d’ingénierie engagée et sur la façon dont les innovations peuvent s’inscrire dans des démarches environnementales et sociétales. Enfin, ils interrogent les notions de compagnonnage et de transmission dans un contexte de transition démographique impliquant davantage de départs en retraite que d’arrivées de jeunes recrues. Autant de sujets déterminants pour le futur (proche) de l’industrie, et du monde du travail en général.

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