« J’ai toujours été attirée par les sciences : plus jeune, je voulais devenir vétérinaire », se souvient Marion Négrier, aujourd’hui post-doctorante au Centre de Mise en Forme des Matériaux (CEMEF, Mines Paris – PSL, école membre du Carnot M.I.N.E.S). Après son bac S, elle suit une « prépa » BCPST durant laquelle elle choisit de s’orienter vers la biochimie et la chimie. Elle intègre ensuite l’ENSMAC (anciennement l’ENSCBP), l’école d’ingénieurs de Bordeaux INP spécialisée dans les matériaux, l’agroalimentaire et la chimie. Sensibilisée très tôt aux questions d’écologie, cette école lui permet de se spécialiser en chimie et bio-ingénierie en troisième année, et c’est son stage de fin d’études qui joue un rôle déterminant dans son orientation.
« J’ai effectué mon stage dans une start-up hébergée au sein d’un laboratoire de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) », relate Marion Négrier. « Cette entreprise travaillait sur le fractionnement et la valorisation de la biomasse. J’ai immédiatement été séduite par l’idée de transformer un déchet en un produit à haute valeur ajoutée. » Un exemple de surcyclage, ou « upcycling », qui consiste à donner une seconde vie à des matériaux inutilisés, en les transformant en produits de qualité supérieure.
« Cependant, je ne connaissais alors rien au recyclage textile », ajoute la chercheuse. « En revanche, je savais que je voulais faire une thèse dans le recyclage de la matière, en particulier biosourcée. » Cela tombait bien : Mines Paris – PSL proposait une offre de thèse autour du recyclage des déchets textiles d’origine végétale, des travaux qui s’inscrivaient dans le projet phare « Recyclabilité des Polymères » du Carnot M.I.N.E.S, au sein du CEMEF, du Centre Thermodynamique des Procédés (CTP, Mines Paris – PSL, intégré depuis au Centre Energie, Environnement, Procédés, CEEP) et du centre RAPSODEE (IMT Mines Albi).
Pourquoi s’intéresser particulièrement aux déchets textiles ? « Cette industrie est l’une des plus polluantes dans le monde, notamment en raison de sa consommation d’énergie, d’eau et de produits chimiques », note Marion Négrier. « De plus, le recyclage de ces matières s’avère généralement complexe, à cause des mélanges de fibres, naturelles, artificielles ou synthétiques, qui réagissent différemment aux divers traitements. » Résultat : seulement 14 % des déchets textiles sont réutilisés et moins de 1 % d’entre eux servent à recréer de nouveaux vêtements. Et le reste ? Il est brûlé ou empilé dans des décharges à ciel ouvert. L’industrie de la mode et du luxe a donc une grande marge d’amélioration en la matière, pour répondre aux demandes des consommateurs, ainsi qu’aux réglementations.
Sa thèse, soutenue en décembre 2023, s’intitule : « Des déchets textiles aux aérogels de cellulose destinés aux applications de libération contrôlée ». Mais qu’est-ce qu’un aérogel ? « Il s’agit d’un matériau poreux ultraléger, disposant d’une nanostructure et présentant notamment une grande capacité d’isolation », explique Marion Négrier. C’est pourquoi les aérogels peuvent être utilisés comme isolants dans le bâtiment, l’aéronautique ou le spatial.
Au cours de sa thèse, la chercheuse a néanmoins étudié une autre application : l’utilisation de l’aérogel en tant que vecteur de principe actif. « L’idée était d’encapsuler une substance – comme un médicament ou un engrais – au sein d’un aérogel, puis d’étudier son relargage dans une solution physiologique au cours du temps », détaille Marion Négrier. « Nous avons également procédé à des tests de toxicité, qui ont permis de vérifier l’innocuité du matériau. »
Les aérogels mis au point par la chercheuse se distinguent par leur biodégradabilité et leur origine naturelle, contrairement à ceux composés de silice, les plus fréquemment employés. Le fruit d’un procédé complexe, dont chaque étape représentait un défi scientifique à part entière. « La dissolution du textile n’est déjà pas facile, la cellulose – qui compose le coton ou la viscose, dans notre cas – nécessite un solvant spécifique, en l’occurrence dans ce projet, un liquide ionique » présente Marion Négrier.
Une fois la solution de textile dissous obtenue, il fallait alors la mettre en forme et la coaguler pour solidifier la structure sous forme de gel. À cette étape, plusieurs techniques ont été employées, à l’image du prilling, permettant de produire efficacement des billes sphériques. Elle consiste à faire vibrer un liquide passant à travers une buse, ce qui provoque la formation de gouttelettes, qui sont ensuite solidifiées en tombant dans un bain de coagulation. Autre procédé utilisé : l’impression 3D. « Mais il ne s’agissait pas ici de fabrication additive classique, consistant à faire fondre un fil de plastique », nuance la chercheuse. « Il était donc nécessaire d’adapter la méthode d’impression 3D à une solution de textile. »
Enfin, le gel obtenu devait être lavé de tout solvant, puis séché afin d’éliminer la partie humide et de ne conserver que la structure solide et poreuse : l’aérogel. Une étape qui requérait, une nouvelle fois, la plus grande précision. « Nous devions procéder par séchage en conditions supercritiques, c’est-à-dire en utilisant une pression et une température spécifiques, pour éviter que la structure poreuse ne s’effondre en séchant », indique Marion Négrier.
Résultat à la fin du processus : des aérogels biosourcés, de cellulose pure, sous forme de cylindres obtenus par moulage, d’objets 3D divers ou de billes régulières, celles-ci s’avérant plus faciles à utiliser et à transporter, tout en présentant des propriétés analogues.
Le matériau va-t-il dès lors être prochainement produit à grande échelle ? « Malheureusement, l’industrialisation du procédé n’est pas évidente, notamment en raison des coûts des solvants utilisés et des spécificités du séchage supercritique », regrette Marion Négrier. Ce constat a provoqué une forme de frustration chez la chercheuse, dont elle s’est servie comme motivation pour la suite.
Depuis la fin de sa thèse, elle a en effet décidé de rediriger sa recherche, de sorte à viser davantage de domaines d’application. Il est toujours question de surcyclage des déchets textiles, mais plus en vue de produire des aérogels. Il s’agit désormais de biomatériaux moins contraignants à fabriquer et susceptibles de remplacer des plastiques tels que le polyéthylène téréphtalate (PET), le polypropylène ou le polystyrène. « J’ai élaboré un nouveau procédé qui s’appuie sur des solvants plus économiques et recyclables, tout en consommant moins d’énergie », annonce la chercheuse. « Ce procédé, en cours de brevetage, permet de produire des matériaux plus ou moins poreux, selon l’application envisagée, à partir d’une matière 100 % coton ou viscose, voire de polycoton (mélange de coton et de polyester). »
Avec son innovation, Marion Négrier entend s’adresser à des industries telles que celle de la mode et du luxe. « Nous sommes déjà capables de produire de petits objets comme des boutons, des perles, des ornements, dans une matière entièrement recyclée », avance-t-elle. « Et cela peut aussi grandement améliorer la recyclabilité des produits. Par exemple, une chemise 100 % coton qui disposerait de boutons avec la même constitution serait alors monomatière, ce qui faciliterait son recyclage. » Le biomatériau peut également être employé comme produit de calage, grâce à sa bonne résistance aux chocs, à la place du polystyrène, beaucoup plus polluant.
Et c’est via la création d’une start-up que la chercheuse souhaite confronter le fruit de ses travaux à la réalité du terrain. Une volonté d’entreprendre qui l’a toujours habitée et qui a été confortée par… son stage de fin d’études, encore une fois. « Ce qui est amusant, c’est qu’il s’agissait a priori d’un stage académique », sourit-elle. « Et en fin de compte, il m’a permis de m’immerger dans le quotidien d’une start-up, dont la richesse m’a encore plus motivée à entreprendre. » Par conséquent, avant même la fin de sa thèse, elle a décidé de suivre le Mastère Spécialisé « Entrepreneuriat Deeptech et Innovation » de Mines Paris – PSL, une formation achevée en juin 2024.
À présent, Marion Négrier s’attache à perfectionner son procédé, aidée dans cette tâche par le recrutement d’un ingénieur R&D, grâce au Carnot M.I.N.E.S. Elle vise également à mettre au point un démonstrateur, sur un objet plus grand que ceux fabriqués actuellement, et à affiner sa compréhension du marché, en rencontrant de potentiels clients. Elle pourra alors créer officiellement son entreprise et se lancer dans la commercialisation de son biomatériau, avec l’ambition et la conviction de rendre l’industrie plus respectueuse de l’environnement, grâce aux déchets textiles.