Ils réinventent la roue… et bien plus que cela. L’Institut de Chimie de Clermont-Ferrand (ICCF), le groupe Michelin ainsi que le CHU de Clermont et le CNRS collaborent au sein du « SimatLab » pour « modéliser les matériaux polymères de demain », indique son codirecteur, Patrice Malfreyt. Plus précisément, il s’agit « de trouver les propriétés des matériaux à partir d’une vision microscopique des interactions entre les molécules », explique-t-il. Des simulations par ordinateur permettent de produire des modélisations très variées et qui dispensent potentiellement de manipuler des produits dangereux ou coûteux, mais aussi de devoir effectuer un grand nombre d’expériences.
L’objectif au bout du compte consiste aussi à interpréter les propriétés des matériaux polymères à partir de leur structure et de leur comportement à l’échelle atomique. Initialement, le laboratoire s’était même donné pour mission de « démontrer le caractère prédictif du numérique pour la conception des matériaux de rupture », comme l’indiquait le communiqué de lancement. Autrement dit, il s’agit de prouver qu’il est possible de créer de nouveaux polymères grâce à des outils informatiques. Si les scientifiques n’en sont pas encore là, des avancées majeures ont été accomplies, surtout en matière de méthodologie.
Depuis peu, l’intelligence artificielle (IA) s’invite dans le processus. « Les simulations moléculaires utilisent d’énormes ressources informatiques », signale le responsable de l’équipe Thermodynamique et interactions moléculaires à l’Institut de Chimie de Clermont-Ferrand. Certaines sessions de ces programmes informatiques peuvent même durer jusqu’à « quinze jours ou trois semaines et tournent sur des ordinateurs à 150 processeurs ». Grâce à l’IA, il est possible d’accélérer les choses, et de « développer de nouveaux modèles d’interaction ». Une collaboration spécifique avec le laboratoire de mathématiques Blaise Pascal (LMBP), qui comprend un projet de thèse, a débuté en 2021 afin d’approfondir cette partie des travaux.
Pour le groupe Michelin, ce laboratoire commun permet de tester des méthodologies adaptables à son catalogue. « Un pneu, c’est d’une immense complexité, plus de 200 produits entrent dans sa composition », rappelle le chercheur. D’où l’intérêt de développer des systèmes prédictifs afin de choisir plus rapidement les matériaux qui serviront à la fabrication des roues du futur.
Mais les applications ne s’arrêtent pas là. Ces recherches servent à bien d’autres domaines, notamment en médecine. Ainsi, pour le Centre hospitalier universitaire de Clermont, le SimatLab se penche sur les systèmes de perfusion « afin de comprendre pourquoi les médicaments avaient tendance à s’adsorber[1] » dans ces appareillages. Ses travaux « permettent de mieux interpréter ce que l’on observe au niveau expérimental », précise Patrice Malfreyt. A l’avenir, cela pourrait également servir à améliorer la conception des dispositifs de transfusions.
Le CHU de Clermont-Ferrand a rejoint l’aventure en 2021, au moment du renouvellement de cet accord conclu à l’origine entre Michelin, l’ICCF, l’Université Clermont Auvergne et le CNRS. D’autres partenaires ont également participé à ces projets : le Centre national d’évaluation de photoprotection (CNEP) ainsi que les entreprises Specific Polymers et CAIR LGL.
Ce regroupement dispose de moyens non négligeables pour mener ces travaux de pointe. Déjà, lors de son inauguration en mai 2017, un budget de 2,5 millions d’euros avait été prévu.
Désormais, le laboratoire commun compte au total une vingtaine de chercheurs, dont cinq doctorants et trois « post-doc ». De telles associations « permettent d’avoir deux fois plus de personnes qui travaillent deux fois plus vite », indique son responsable. Sur un plan pratique, l’université a mis des locaux à disposition sur le campus de Cézeaux. Très ouvert, celui-ci accueille « chaque semaine au moins un collègue de chez Michelin » ainsi que des séminaires mensuels, précise Patrice Malfreyt.
Ce dernier souligne le caractère « très motivant » d’un tel contexte de travail, qui comporte « des objectifs à court terme et des positions stratégiques », et permet aux chercheurs de tirer parti « d’applications concrètes pour leurs activités de recherche ».
L’originalité de cette formule consiste en effet à coupler recherche fondamentale et applications industrielles. Les objectifs ciblés et précis de Michelin coïncident avec des enjeux académiques plus vastes ; c’est justement ce qui a permis d’ouvrir les paillasses numériques à des projets qui n’avaient rien à voir avec ses objets de départ, comme ceux du CHU de Clermont sur l’adsorption et le relargage des médicaments.
« Michelin a toujours adopté une démarche de recherche fondamentale, il y a une volonté affichée que tout cela serve au-delà de leurs besoins. Pour innover demain, il faut comprendre ce qu’il se passe » dans la matière, assure le responsable du laboratoire commun.
Un renouvellement de l’accord devra être décidé en 2025. Mais, déjà, une réflexion est en cours sur de futurs travaux visant à « renforcer le côté fondamental de la méthode », confie Patrice Malfreyt. Le challenge théorique : « faire communiquer différentes échelles de la matière ». Car, pour l’heure, « aucune méthode ne peut tout expliquer, de la molécule jusqu'aux propriétés du matériau, le couplage pose des problèmes fondamentaux », explique le scientifique.
L’équipe réfléchit en outre à des projets concernant des matériaux biodégradables. Qui plus est, elle se dit ouverte à « de nouvelles collaborations ». L’appel est lancé.
[1] Les molécules se fixent sur une surface
Article par : Marina Torre