Concilier recherche de profits et engagements socio-environnementaux crédibles : telle est l’ambition des « sociétés à mission », formes nouvelles d’entreprises encadrées par le droit français depuis 2019. A Mines Paris, le Centre de Gestion Scientifique (CGS) dissèque ces modèles de gouvernance d’un nouveau genre et propose des solutions pour concilier des exigences potentiellement contradictoires.
Ils ont l’oreille des législateurs. Les chercheurs du CGS de Mines Paris-PSL ont nourri les réflexions ayant abouti à la création des « entreprises à mission ». Cette qualité particulière peut être inscrite dans les statuts des entreprises depuis la loi PACTE de mai 2019. Ils font aussi partie des experts consultés pour le rapport Rocher sur ces nouvelles formes d’entreprises remis le 19 octobre 2021.
Et pour cause : ce concept, c’est en grande partie au sein de la chaire « Théorie de l'entreprise : modèles de gouvernance et création collective » qu’il a émergé et qu’il est aujourd’hui étudié.
Créé en 2015 et renouvelé en 2020, ce programme du CGS de Mines Paris-PSL, codirigé par Blanche Segrestin et Kevin Levillain, s’intéresse plus largement aux nouveaux modèles d’organisation des entreprises et aux conditions permettant de stimuler l’innovation. La genèse de ce programme ? Après la crise financière de 2008 « nous nous sommes demandé si les schémas de gouvernance et notamment le fonctionnement des conseils d’administration étaient adaptés aux enjeux contemporains, ou bien s’ils n’étaient pas à l’origine d’une crise de la R&D à l’heure où celle-ci apparait de plus en plus critique pour faire face aux défis sociaux et environnementaux », explique Blanche Segrestin.
Dans ce cadre, se pose rapidement le cas de ces entreprises qui veulent se doter d’autres objectifs que la seule recherche du profit par la vente de biens ou services. L’enjeu pour les chercheurs : renouveler le corpus conceptuel pour penser l’entreprise et ses finalités. En effet, il n’est plus possible de réduire l’entreprise à un acteur économique à la recherche d’un profit. Plutôt que d’opposer les entreprises à but lucratif aux organisations à vocation sociale ou environnementale, on peut voir l’entreprise comme le lieu où de nouvelles capacités d’action collectives sont développées pour explorer et rendre possibles des futurs souhaitables.
Plusieurs thèses ont été menées dans le cadre de cette chaire, dont celle de Kevin Levillain en 2015 qui a étudié et modélisé l’émergence de nouvelles formes de société à mission aux États-Unis. Plus récemment, en septembre 2021, une autre chercheuse, Samantha Ragot a soutenu la sienne sur l’exemple de la Poste. « Ce travail nous a permis de porter un regard neuf sur l’entreprise de service public », commente Blanche Segrestin, qui a dirigé ce travail.
« Comme chacune des entreprises précise, en France, sa mission et la manière dont elle estime devoir les contrôler, une écologie de pratiques se développe, ce qui constitue encore un objet pour la recherche », pointe Jérémy Lévêque, doctorant au CGS. Ce dernier s’emploie à définir « ce qu’est une mission bien formulée » et réfléchit aux moyens de « la construire pour qu’elle soit contrôlable, crédible et robuste ».
Son corpus s’étend au-delà des quelque 250 « sociétés à mission » déjà recensées qui ont officialisé leurs objectifs dans leurs statuts et, comme le prévoit la loi, se sont dotées d’un comité de pilotage chargé de vérifier la bonne tenue de ces promesses et de publier des rapports annuels. En effet, des expérimentations ont débuté bien avant la promulgation de la loi. « Pour les plus anciennes, nous disposons des rapports depuis 2015 et d’un certain recul sur ces parcours », explique-t-il.
Dans le cadre de ses investigations, Jérémy Lévêque s’intéresse aux entreprises qui n’ont pas encore inscrit leurs objectifs dans leurs statuts, mais réfléchissent à la manière de les formuler et aux moyens de les poursuivre, ainsi qu’à leurs possibles implications. Les situations pratiques sont également comparées aux cas américains et italiens qui présentent des statuts comparables aux sociétés à mission.
Parmi les cas étudiés par Jérémy Lévêque figure GRT Gaz dont la direction a réfléchi à une formulation de raison d’être pertinente. Au départ, ce sont plutôt des objectifs relativement larges qui sont proposés comme la volonté de devenir « champions de la transition énergétique » ou bien « d’accompagner les territoires » dans leur transition. Puis, l’entreprise a beaucoup travaillé pour les préciser. En particulier, « nous avons conçu une méthode, une sorte de ‘stress test’, avec différents scénarios », indique le chercheur. Ces différentes étapes ont permis d’affiner les objectifs et de préciser les ambitions.
Ce même principe s’applique aux autres entreprises. Blanche Segrestin résume ainsi : « les affirmations comme : ‘je vais contribuer à la transition énergétique ou promouvoir l’épanouissement de mes salariés’ sont fréquentes. Cependant, elles risquent de se confronter à des enjeux économiques, des situations compliquées. Pour être valable ou bien formulée, une mission doit dépasser le stade des intentions et identifier où, précisément, cela risque d’être difficile et comment préserver ces promesses sans renoncer aux profits puisqu’il ne s’agit pas de créer des organisations à but non lucratif. »
Justement, l’un des apports majeurs de ce projet de recherche tient dans la mise en évidence d’un « reste à concevoir », cet « inconnu sur lequel l’effort reste à porter » afin de concilier des objectifs a priori antinomiques. « Ce sur quoi l’innovation doit porter peut faire l’objet de l’engagement », ajoute la co-responsable de la chaire.
Pour reprendre le cas de l’opérateur de gaz, le nouvel objectif assigné pourrait être formulé ainsi : « accueillir tous les nouveaux types de gaz dans les mêmes conditions de qualité et de fiabilité qu’il l’a toujours fait pour le gaz naturel ». Une fois le but ainsi défini, au tour des critères d’évaluation de l’engagement d’être établis, sur mesure, donc.
La double approche adoptée par le CGS avait séduit Jérémie Lévêque, ingénieur de formation, pour se lancer dans un doctorat en management. « Ce qui m’a attiré, c’est le défi en lui-même et la manière de conduire la recherche ici : à la fois ancrée dans des préoccupations contemporaines des entreprises et en même temps très ambitieuse du point de vue de la portée théorique et empirique des travaux », détaille Jérémy Levêque. Sa thèse devrait être soutenue au premier trimestre 2022.
Quant aux autres membres de l’équipe du Centre de Gestion de Mines Paris, ils participent à la création d’un Observatoire des Sociétés à Mission et font partie des experts d’un tout jeune réseau dédié à ce sujet. Leur expertise pourrait même s’exporter hors de nos frontières. Blanche Segrestin conclut : « on discute beaucoup au niveau européen de ce modèle de la loi PACTE. Ce ne sont pas seulement des méthodes dont il est question, mais aussi du fond théorique. Le fait qu’il y ait un engagement dans l’inconnu, donc un rapport au futur qui soit explicité, suppose de repenser des modèles théoriques. »
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